(Tiendront-ils leur promesse ?) Cela tombera à la mi-printemps. Je choisirai un jour où il aura plu depuis suffisamment de temps pour que la boue ait séché au fond des ornières. L’herbe sera verte, de ce vert vif qui teinte la Normandie. La saison des foins sera encore loin, alors les champs seront hauts. Il fera beau, le ciel sera bleu, d’un doux ton pastel, avec des petits nuages çà et là, qui le rendront pommelé. Je serai seule, personne ne saura où je m’arrêterai et j’aurai tout mon temps. Alors, le soleil me chauffera le dos, la pierre ne sera pas trop froide. Je pourrai m’y agenouiller, y poser mon buste, étendre mes bras sur la surface et, mes paumes en sentiront le polissage parfait. Je fermerai les yeux pour m’abandonner-là, à cet endroit où je ne suis pas revenue depuis plus de quinze ans. J’entendrai les chants des oiseaux sans savoir les reconnaître pendant que mes doigts tâtonneront pour chercher les lettres. D’abord le B, puis le E, et le R et puis les N, A, R, D. Les trouverai-je sur ce marbre horizontal ? J’ai oublié… Peut-être ont-elles été gravées sur l’autre pierre, celle qui est verticale ? J’ai oublié si le tailleur de pierre a doré l’intérieur des rainures. Il faudra tout cela, alors, je serai bien. Là. Sur sa tombe.

Il me viendra peut-être des larmes, parce que tout de même, c’est triste qu’il soit mort ; parce que tout de même, il me manque ; parce que tout de même, j’aurais bien aimé lui raconter à lui, en vrai, tout un tas de choses maintenant que je suis grande. Je les laisserai couler ces larmes, je ne les ravalerai plus. Ce ne sera pas de lourds sanglots incontrôlables, mais des pleurs chauds et bons qui mouilleront mes joues et ils dureront longtemps. Je pourrai enfin exprimer mon chagrin que mérite tant mon grand-père, l’homme de mon enfance.

Et puis, derrière le clos des murs de ce cimetière propret, depuis le champ qui le jouxte, j’entendrai peut-être le meuglement d’une vache appelant son veau. Je saluerai ce clin d’œil de mon grand-père qui m’invitera vers un autre lieu, à quelques centaines de mètres de là : mon paradis.

(Ne reculeront-ils pas comme d’autres l’ont fait ?) Ce sera un exercice périlleux car pour être juste, je devrais écrire : mon paradis perdu. Perdu, parce que le progrès des hommes a bétonné les herbages d’antan en un échangeur d’autoroute et une zone commerciale. Perdu parce que sitôt le patriarche mort, (faut-il que je le taise ? ) ma parenté a lâché ses haines et plutôt que le domaine ne profite à l’un ou l’autre des héritiers, ils l’ont laissé tomber en ruine, en proie à la rapacité des pilleurs qui, eux, ont su tout exploiter jusqu’aux tuyaux de cuivre et aux lattes de parquet. Alors, je fermerai plus fort mes yeux, je puiserai de la terre la force de mes mots, je fendrai la dureté de cette laide réalité sans m’abîmer dans le piège de l’amertume et des regrets. A ce nouvel espoir, je rouvrirai ma mémoire que j’avais enchâssée pour me protéger de l’enfer de leur indivision. Aucune âpreté ne viendra me voler mes souvenirs parce qu’ils sont à moi et ne valent que pour moi alors, la ferme de mon grand-père pourra revivre, là, sur la pierre, dans ma tête (et avec eux ?).

(Est-ce sa ramure qui les a décidés ?) Du passé émergera un gigantesque et majestueux marronnier, situé sur une grande pelouse entre deux longs bâtiments se faisant face, planté là en 1921 par Désiré, le père de famille. En janvier de cette même année, Angèle avait eu leurs cinquième et sixième enfants : Bernard et Maurice. Fut-elle fatiguée par cette double naissance et les tâches qui allaient avec ? C’était un autre temps… Les générations vivaient sous le même toit, les commis de ferme mourraient chez leur patron, les ainés allaient à l’école quand les cadets travaillaient aux champs. Angèle ne manquait pas de travail mais ne manquait pas non plus de main d’œuvre. Les deux jumeaux furent « mal élevés » parce que leur mère leur cédait tout et que leur père, qui adorait sa femme, la laissait commander, tant qu’il pouvait chasser et qu’elle ne l’obligeait pas à se laver.

Mon grand-père grandit ainsi à l’ombre du marronnier qui s’épanouit au fil des ans au milieu de la cour près d’un bâtiment qui s’écroula sous les bombes du Débarquement de Juin 44 et d’une chapelle qui brûla et disparut dans les années 60. L’arbre et l’homme prospérèrent malgré ces accidents. Ils avaient 54 ans quand je suis née et ils étaient devenus les maîtres de cette ferme. J’étais la première des petits enfants, fille aînée de la fille aînée. Je poussais à mon tour et tandis que les branches de l’un m’offraient un mirador ou un refuge, les bras de l’autre devinrent ma liberté et mon soutien. Mon grand-père fut le seul homme de mon enfance, parce que mon père travaillait trop, parce que les « grands » se fâchaient et « disparaissaient » de ma famille, les uns après les autres. Mais lui seul me suffisait. Dans ma vie de petite fille, il n’y avait de la place que pour un seul héros et il ne la perdit jamais.

Oh bien sûr, quand on invoque un tel titre pour un homme qui avait vingt ans en 41, en pleine guerre mondiale, on attend le récit d’un grand acte de résistance ou d’un fait de bravoure qui lui aurait valu telle médaille dont l’honneur me glorifierait 75 ans après. Mais voilà, mon grand-père n’avait pas fait la guerre, les garçons de son village ayant été oubliés par la France à l’appel des drapeaux. Il ne fut pas soldat, n’avait aucun diplôme, à part le certificat d’études qui fut le sommet de sa scolarité et… sa fin. Son nom ne fut jamais cité, ne brilla nulle part ailleurs que sur la petite plaque de cuivre cloutée sur un banc de l’église de son village témoignant du rang qu’y tenait sa famille… au fond à droite. Rien d’illustre à tout cela…

Il n’était pas spécialement beau, et encore moins élégant. Aujourd’hui, j’aurais même un peu honte si je marchais à son bras dans mon univers d’ouest-parisien de cadres établis. Honte de sa casquette posée éternellement sur sa tête recouvrant son crâne chauve, de ses chemises à gros carreaux, ouvertes sur ce qu’il appelait un « tricot de corps », mais qu’on appelle -nous, les citadins- un « marcel » avec un petit air moqueur. Je n’oublie pas ses pantalons de grosse toile qui n’étaient même pas des jeans’ et qu’il rentrait dans ses bottes aigle de caoutchouc marron, ou, quand il était chez lui, qu’il retroussait en un grand revers au-dessus de ses galoches.

J’avais un peu honte de ce grand-père qui s’appelait « Pépé », mais qu’on avait rebaptisé « Papy » pour faire comme les copines qui utilisaient les mots « bouseux » ou « pecnot ». Il en portait les odeurs, les bonnes comme les mauvaises : celle de l’herbe fraîche, au printemps ; du foin engrangé, en été ; des pommes à cidre à l’automne ; du bois et de la fumée en hiver. Il sentait parfois la vache, souvent la sueur du travail, l’aigre du paysan et le dimanche, la « cocote » quand il se versait trop de parfum pour masquer ce que l’eau et le savon auraient dû nettoyer (ma grand-mère ne fit pas mieux qu’Angèle !). (Sa femme esthéticienne sait-elle entretenir cet homme du bâtiment ?). Il parlait haut et fort, n’avait peur de personne et se moquait de ce que pensaient les gens. Et parce que, lui était Lui, mon enfance acceptait tout cela. Moi, je l’adorais, ma passion transformant tout ce qu’il touchait en objet de gloire.

(Lui aussi doit être plein de courage face à la tâche qui l’attend.) Il ne se distingua sur aucun champ de bataille mais il faisait de grandes manœuvres avec ses deux tracteurs, le Massey Fergusson et le John Deere, qui tiraient des remorques, des faucheuses, des bateleuses et des outillages dont je n’ai pas retenu les noms. Il revenait de ses herbages les mains et les avant-bras couverts de zébrures rouges, comme autant de blessures de guerre, qu’il avait gagnées à tailler les haies de son bocage, à tronçonner des arbres de son bois, à tendre des barbelés à perte de vue tout le long de ses territoires. C’étaient trois longs fils maintenus par des piquets en bois ou en béton, enfoncés à intervalles réguliers à coups de pioche et de masse. Il les peignait en blanc et les repeignait à la moindre écaille, parce qu’un bon agriculteur se reconnaissait à la tenue de ses clôtures. Je ne fus jamais assez grande pour faire le tour de ces limites qui encerclaient ses troupeaux. Parfois, il déroulait sous mes yeux de fabuleux plans de cadastre. De grandes feuilles blanches, au moins aussi grandes que les cartes de France que mes maîtres d’école accrochaient aux murs de ma classe. Sur ces immenses planches de papier, de longues démarcations noires étaient ponctuées de symboles mystérieux qu’il savait déchiffrer. Les contours de ses champs s’étalaient là et il me montrait en maître du monde -son monde qui était aussi un peu le mien- l’emplacement des bornages en pierre. Il m’expliquait qu’il fallait les surveiller car il arrivait qu’un avide voisin les déplace et qu’alors des querelles sans fin s’ouvrent pour faire valoir ses droits. Il alignait des nombres, des « + », des « × » qu’il ordonnait avec des « () » et obtenait des mesures de surfaces qui me faisaient tourner la tête. Il maniait les ares et les dizaines d’hectares, que je ne savais pas convertir en « m² » unité que j’apprenais à l’école.

Je percevais, vaguement, les menaces qui guettaient les champs de mon grand-père et qui me paraissaient terribles. Il y avait la DDE qui avait droit d’expropriation (redoutable danger pour un paysan) pour élargir les routes ou le re-mem-bre-ment dont on articulait les syllabes pour alourdir l’impact. A force d’écouter les conversations des grands, je m’en étais fixé le principe : des fonctionnaires (à lire avec autant de mépris qu’un cadre dynamique qualifierait de « plouc » un paysan) venaient confisquer votre petit terrain de Saint-Loyer-des-Champs que vous aviez hérité de votre grand-tante et vous l’échangeaient contre le champ plein de chardons de ce « prop’e-à-rien » de Lambert qui était accolé à votre propriété principale. Mais mon grand-père veillait jalousement sur ses cartes et il ne se laissait pas faire.

A l’intérieur de son archipel, je vivais comme entre crochets, extraite de l’extérieur, protégée des mille chaos qui m’attendaient aux confins de ses frontières. Je ne m’y serais jamais aventurée seule par crainte de tomber dans les abîmes du bout du monde. La maison était au centre de ces hectares rectangulaires. Devant, très loin, tout là-bas, sur la terrible nationale, les voitures fauchaient toute sortie imprudente. Sur un côté, la mairie du village était passée à la famille Fresnault, ce qui rendait furieux mon grand-père. De l’autre côté, les bois étaient peuplés de renards, de corbeaux et sous les arbres, il restait deux trous de « boooombes » très impressionnants, alors je n’y allais qu’en tenant la main de mon grand-père et je profitais de cette excuse car j’aimais être contre lui. Quant à l’arrière de la maison, de grandes étendues de marais pouvaient vous engloutir comme ce veau que mon grand-père avait dû sauver en le tractant avec des cordages. Plus loin encore, l’Orne limitait les marécages, j’avais appris qu’en tant qu’affluant de la Manche, c’était un fleuve et ce titre pompeux pour une si petite rivière ennoblissait à mes yeux la propriété. Mais mon grand-père ne m’y conduisait jamais : cet homme, si fort et pourtant sans faille, craignait l’eau… Contrairement à moi, si petite, il ne savait pas nager ! (Tenteront-ils d’y amarrer une barque ?)

L’immensité de ses terres prouvait qu’il était le meilleur des espions car il savait tout ce qui s’y passait. Il annonçait l’arrivée de la 4L jaune du facteur cinq minutes avant qu’elle ne soit dans la cour, ou il détectait le passage dans les marais d’un ornithologue qui n’avait pas demandé l’autorisation (ils se croyaient tout permis !). Rien ne lui échappait. Il arpentait son territoire, son bâton à la main, qu’il maniait avec autant d’adresse que d’autres une épée. Il le brandissait en poussant de puissants « ohla, oh » pour barrer l’avancée d’une vache récalcitrante. Il en fouettait les hautes herbes, les orties ou les ronces pour m’ouvrir un chemin. Parfois, il s’arrêtait, se taisait et, tout fier de sa trouvaille, il le pointait et je découvrais l’entrée d’un terrier de lapin ou de musaraigne, ou bien les traces du passage d’un lièvre.

Lors de ces déplacements, tel un général qui passerait ses troupes en revue, il comptait et recomptait ses vaches. C’étaient de grands animaux impressionnants. De grosses charolaises à la couleur blanche un peu crème dont l’arrière était maculé de bouse et moi, ça me dégoutait. Il avait aussi des limousines toutes rousses, leur couleur tirait sur le fauve, je préférais celles-ci. Elles vivaient tranquilles, se déplaçaient ensemble en suivant des sentiers que leurs sabots sillonnaient dans la terre et qui s’emplissaient de boue quand il pleuvait trop. Elles s’occupaient à mastiquer de l’herbe, à chasser les mouches en battant de leur queue. Leurs veaux, au museau tout rose, les tétaient quand bon leur semblait et c’était un spectacle qui m’émerveillait. Mon grand-père aimait attirer ses bêtes, comme ça, seulement pour les voir, avec une pomme ou une grosse poignée d’herbe, pour ensuite leur flatter le flanc d’une vigoureuse tape sur le cuir, comme il leur aurait fait une grande accolade. Je crois qu’il luttait mal contre l’attachement qu’il avait pour elles. Il vivait de leur élevage et de la vente de leur viande. Je ne lui ai jamais demandé ce qui le décidait à envoyer telle ou telle à l’abattoir. Pourtant, je lui posais mille questions auxquelles il répondait toujours. Je n’ai jamais su comment elles y allaient. Peut-être me mentait-il quand il en rassemblait quelques-unes dans l’embarcadère et qu’un camion les chargeait pour, disait-il, les conduire dans un autre champ. Il me semble qu’il n’aimait pas en parler et moi, cela m’arrangeait bien. J’étais de la ville, je n’aimais pas qu’il tue mais je lui pardonnais parce qu’il avait grandi comme ça. Et lui, cet homme un peu bourru, savait me comprendre et traitait avec indulgence ce qu’il aurait pris pour de la sensiblerie chez d’autres. (Savent-ils reconnaître une bête à viande d’une laitière ? En ont-ils seulement la curiosité ?)

En Dieu vivant qu’il était, il avait droit de mort sur tout ce qui bougeait chez lui, mais c’est le formidable maître de la vie qui me fascinait. Il parlait aux animaux comme s’ils le comprenaient. Il apprivoisait ce qu’il voulait : ses vaches, bien sûr, qui le reconnaissaient ; les chiens, n’importe lesquels ; son chat que lui seul pouvait caresser ; et même une poule qui s’accouver à son approche. Il dressait les animaux domestiques et dépistait les animaux sauvages. Il m’emmenait dans les bois, me montrait de tout petits œufs blancs ou bleu ciel dans les nids, il me frayait des passages dans les recoins les plus reculés pour apercevoir des lapereaux ou des bébés hérissons. Il savait m’attirer dans la grange malgré la poussière, les araignées et les souris pour me surprendre avec des petits d’hirondelles le bec grand ouvert. Il s’extasiait de la moindre de mes trouvailles. Coccinelles, sauterelles, chenilles devenaient de grands trésors que, généreuse, je partageais avec lui. (Ils ont deux enfants, tout cela existe encore pour eux). Et quand je n’osais pas toucher les scarabées tout noirs parce que leurs pattes m’agrippaient la peau, il les prenait dans sa paume et leur crachait dessus en affirmant qu’ils allaient, en retour, cracher du sang. Mais… ce n’était qu’un dicton de paysan, jamais vérifié, alors je me moquais et il se laissait faire, trop content de n’être pas craint malgré sa grosse voix.

A évoquer ainsi les animaux de mon grand-père, il me faudrait de longues heures pour ranimer la plus unique des expériences, celle de le voir aider ses vaches à vêler. Il faudrait que j’éprouve à nouveau la lourde chaleur de paille de l’étable, que je me fasse toute petite dans un coin, et que j’arrête de respirer, que je retrouve les sons et les bruits que j’ai oubliés sûrement parce qu’ils étaient trop forts et trop impressionnants. Je ressentirais sur chaque parcelle de ma peau la tension qui s’épaissirait à mesure que la scène avancerait. Des images crues et d’une intense vérité me reviendraient : la grosse bête allongée sur le flanc ; la main de mon grand-père s’enfonçant dans la vache ; sa poigne précise qui sortirait un sabot ; une patte toute entière gluante et luisante de je-ne-sais-quel produit ; et puis… plus rien car le trop plein à évoquer me ferait court-circuiter des étapes ; je finirais par les poils collés sur le corps d’un petit veau pourtant déjà grand et la langue énorme de sa mère le léchant et le reléchant, pour qu’ils s’apprennent l’un l’autre. (Je serai donc la dernière à avoir assisté à cet envoutement.)

A rappeler de si édifiants souvenirs, des mots émergeront du plus profond de moi : il m’apportait la force, je lui vouais mon admiration ; il m’accordait sa sagesse, je lui confiais mon innocence ; il m’offrait son attention et je lui donnais ma tendresse. Nous nous aimions et nous ne nous le sommes jamais dit… peut-être n’en avions-nous pas besoin.

A m’autoriser enfin à vivre ce moment hors de tout et de mon quotidien, il me viendra la plus heureuse des assurances : Front penché sur la terre des hommes, je buttais jusqu’alors sur le tombeau, recouvrant la mort de mon passé. Je pourrai désormais me tourner vers le ciel et, appuyée sur le plus solide des socles, sourire à cet avenir, fondé sur la vie du plus glorieux des hommes : « A mon grand-père ! »

Quand ils signeront leur promesse d’achat, ils rebâtiront les ruines de la guerre familiale, comme l’avaient fait mes grands-parents pour les décombres de la guerre mondiale. Ils seront une nouvelle vie dans cette ferme. Je leur transmettrai mon paradis d’enfance pour que l’histoire continue. Mon héros ne se réduira pas à une parenthèse.