Victorine a tout prétexté pour éviter de se retrouver perdue dans cette assemblée. Que tout le village y soit sans elle ? Qu’importe le « qu’en dira-t-on » … Tout plutôt que d’être là. A l’enterrement de Paul. Mais le père de Victorine n’est pas un homme à qui l’on désobéit. Même à vingt ans. Elle s’est réfugiée au fond. Mémé Tavie est venue s’assoir à côté d’elle. Elle seule pouvait se douter de quelque chose. Mais elle n’a jamais rien dit, elle ne parlera pas plus maintenant.
Ils s’étaient côtoyés tout le primaire, indifférents l’un à l’autre comme une fillette et un garçon peuvent l’être et s’étaient perdus de vue en entrant à l’internat. Lui, dans un collège d’Argentan. Elle, d’Ecouché. Mais la guerre avait éclaté. Sa famille l’en avait retirée pour fuir l’avancée des allemands. L’armistice signée par Pétain, son père avait considéré qu’on n’avait plus à craindre d’exactions. Ils rentrèrent de Vendée après trois mois d’exode de ce qui fut pour elle des vacances heureuses. Elle ne retournerait plus à l’école, elle avait 13 ans et en savait bien assez pour aider à l’épicerie de sa mère ou pour accompagner son père, marchand de bêtes, au train d’Argentan quand il partait les vendre aux abattoirs de la Villette. Au retour, en menant l’attelage de la jument, affranchie de toutes contraintes, insouciante malgré les évènements, elle goutait à sa liberté.
Paul, lui aussi, avait quitté l’internat devenu trop cher pour ses parents. Mademoiselle Hurel leur maîtresse s’en était émue. Elle avait aimé cet élève intéressé par tout et trouvait que c’était du gâchis de le priver d’instruction. Mais en ces temps troublés où chacun comptait ses sous, on avait bien compris que le père Henri reprenne son fils à la ferme.
Paul et Victorine se croisaient quand il livrait du lait aux Martel en face de l’épicerie. Cette famille habitait à Paris et venait pendant les vacances : Marguerite, la mère était professeur. Enseigner à la capitale avait dû lui monter à la tête car elle avait affublé sa fille du prénom « Athénaïs » que personne ne connaissait. Victorine aurait voulu s’en faire une amie et apprendre ainsi comment on vivait à la ville mais cette pimbêche ne sortait jamais, sans doute trop précieuse pour se risquer dans la boue des chemins.
Les années d’occupation passaient. L’indifférence s’était muée en un intérêt discret : « Oh, les muscles de ses bras remplissent ses chemises », « Ses hanches se sont arrondies, eh ! Et pas qu’elles… ». Les livraisons se poursuivaient périodiquement, Paul rentrait alors dans l’épicerie pour quelques commissions et s’attardait parfois.
Un jour de juin, on avait appris que les alliés avaient débarqué sur les côtes. On avait vu depuis le haut de la plaine, l’horizon de Caen s’embraser d’une lueur incandescente. Ca devait être terrible là-haut. On s’était terré chez soi, craignant les sursauts d’orgueil des occupants. Mais un soir d’août, Henri, le père de Paul qui avait eu à faire à Chambois, n’était pas rentré. Il s’était imprudemment retrouvé au milieu de la tenaille alliée qui avait encerclé des dizaines de milliers d’allemands. Etait-ce un obus anglais ? canadien ? américain ? Il n’avait pas fait la différence entre les ennemis et le brave fermier.
Deux ans déjà… A l’enterrement, dans cette même église, on avait eu des airs gênés. Ce carnage n’avait pas été une catastrophe pour tout le monde. D’un coup de vélo, certains avaient été glaner ce qui pouvait l’être sur les chevaux, dans les chars et qui sait peut-être même sur les cadavres. « Avec tout ce qu’ils nous avaient confisqué, on pouvait se servir ». Pour se donner bonne conscience et aider sa famille, on avait embauché Paul à la journée. Habile et travailleur, il avait la belle réputation d’être un bon gars bien honnête. Victorine, émue par sa situation n’y était pas étrangère : A son comptoir, on parlait volontiers, elle s’y était faite le relai efficace du bouche à oreille.
Mémé Tavie, veuve de la grande guerre avait obtenu plus vite que tous les autres des indemnités de dommages de guerre pour sa grange écroulée lors d’un combat et avait loué les bras de quelques hommes vigoureux pour la reconstruire. Victorine lui avait glissé le nom de son camarade d’enfance. Dès lors, elle avait commencé à visiter sa grand-mère plus régulièrement. Elle arrivait souvent à l’heure de la collation des ouvriers. Elle lui proposait de leur apporter les provisions et ainsi lui éviter cette peine. Elle restait pendant leur pause : bien sûr, elle pouvait rentrer chez elle, ils rapporteraient le panier à Madame Octavie mais elle préférait attendre qu’ils aient fini et le faire elle-même, peut être que sa grand-mère en aurait besoin avant la fin de leur journée.
Paul l’avait remerciée pour les petits chantiers qu’on lui avait confiés grâce à elle. Il avait donc remarqué… D’ailleurs, il partageait une bonne nouvelle avec elle : Le maire avait obtenu pour lui une concession de ferraillage dans ce long ruban de terre qu’on nommait maintenant le couloir de la mort. Orphelin d’un civil qui y avait péri, la préfecture avait accepté que le fils tire profit de l’une de ces parcelles à nettoyer de tous les débris du combat. On estimait à quinze voire vingt ans de revenus tant le métal avait retourné les champs. Cette manne était inespérée pour la famille de Paul mais il lui fallait passer un brevet d’aptitude en septembre et s’il avait été bon élève, il n’avait pas planché sur un exercice depuis des années. Il s’inquiétait de ne pas savoir réviser.
Les murs de la grange étaient achevés, la charpente prenait forme. Victorine apportait les victuailles, le cidre. Il y avait eu un premier frôlement de paumes sur l’anse du panier « Attends, je vais t’aider à le porter », la chaleur d’une main sur l’épaule « Tu as froid, ma veste va te réchauffer », une épaule appuyée contre un dos « merci de m’avoir raccompagnée sur ton porte-bagages ». Les coïncidences les aidaient « Tiens, te voilà à la boulangerie, je ne t’y avais jamais vu avant ». Et puis, ils ne se satisfirent plus du hasard. Ils le forçaient en se donnant des rendez-vous, commençaient à évoquer l’avenir en y glissant timidement un « nous », plutôt qu’un « je » ou un « tu ».
Nous étions en été, les Martel étaient revenus. Paul leur livrait sa channe de lait avant d’aller au chantier. Qu’avait-il besoin d’entrer chez eux ? A chaque fois… Il aurait pu tout aussi bien la poser devant leur porte ! De derrière la vitrine, Victorine notait qu’il arrivait de plus en plus tôt, restait de plus en plus longuement. L’imaginer avec Athénaïs et ses robes légères à la dernière mode de Paris lui retournait la tête. Elle guettait, comptabilisait chaque minute qu’il passait dans cette maison. La lenteur de l’aiguille de l’horloge qui avançait impitoyablement alors qu’elle priait pour qu’il sorte des filets de cette fille, la rendait folle. Dix, vingt, trente voyages comptoir-rideaux… A tromper le temps… A se mordre les lèvres en le surveillant avant qu’il n’aille -enfin ! – rejoindre son travail. Trop fière pour lui demander des explications -après tout, ils n’étaient pas engagés- il avait suffi de quelques jours pour que leurs rendez-vous deviennent un enfer. Une minute de retard de Paul, un mot déplacé, une légère distraction et elle explosait l’accusant de tous les maux. Lui, répondant comme il pouvait -mal !- à ses torrents de reproches incompréhensibles.
Ils finissaient maintenant la toiture. Il y a quatre jours, à la pause, en sortant son mouchoir, Paul a fait tomber un papier. Victorine l’a ramassé avant lui. Un parfum féminin a fouetté ses narines. Le toucher de la feuille quadrillée lui a carbonisé les doigts quand elle a lu :
« Pour Paul
Je conjugue le verbe aimer »
L’effroi l’a saisie : LA preuve était là. Cet hypocrite s’est empressé de faire l’innocent, de vouloir se défendre. Elle lui a envoyé la gifle qu’elle retenait depuis tant de jours, avant de s’échapper, profitant de la reprise du travail des ouvriers.
Deux heures après, la nouvelle s’est répandue dans tout le village et a foudroyé Victorine : « Paul a glissé du toit de la grange d’Octavie. Il est mort. »
Victorine se sent mal en écoutant les hommages qui n’en finissent pas. « Quel drame pour votre famille », « On ne comprend pas », « Un travailleur pourtant tellement prudent ». Elle voit Marguerite qui s’avance. La colère la submerge et lacère sa pensée « Qu’est-ce qu’elle fait là, la mère de cette garce qui m’a volé Paul ». L’enseignante prend la parole :
« Je témoigne de la détermination qu’avait ce jeune homme. Chaque matin, je lui donnais des cours de mise à niveau pour son examen. Français, comptabilité, culture, il aimait apprendre et acceptait studieusement des devoirs en plus de son travail d’ouvrier. Le matin de sa chute, il était parti avec un exercice que nous ne corrigerons jamais. »
L’assemblée se retourne au bruit d’une lourde chute. Victorine est évanouie au sol, Mémé Tavie se penche vers sa petite-fille pour prendre soin d’elle.
Histoire prenante ambiance bien transcrite. Merci.
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