C’est une ferme.

En Normandie.

Il y a une marre, des vaches, des pommiers à cidre, un âne à son piquet, quelques bons vieux chevaux dociles, rompus aux travaux des champs. Une grange bien sûr et un grand, grand potager derrière le corps de bâtiment.

Bref, c’est une ferme, un peu comme toutes les fermes normandes, mais ce n’est pas n’importe quelle ferme, parce que c’est celle de cette histoire. Pour la distinguer, on peut rajouter qu’autour du potager, il y a un bois peuplé de renards, de lapins et de corbeaux, puis un marais et que plus loin encore, il y a une rivière, l’Orne qui -parce qu’elle se jette dans la Manche à 70 kms de là près de Caen (notez-le 70, ce sera un ordre de grandeur) – est un fleuve. Et si en plus de s’intéresser à la topographie du lieu, on est curieux de son passé, on s’amusera d’apprendre que la chapelle (oui, oui, il y a une chapelle, on ne sait pas trop pourquoi mais on pourrait dire pour lui donner de l’importance que le domaine est très ancien et que c’était un site seigneurial), donc que cette chapelle fait office de saloir, ce qui convenons-en est original. S’y trouve-t-il de la viande à sécher ? On ne le sait pas mais l’on peut dire que le grenier à foin est vide et qu’on est inquiets car la météo est pourrie. Pas d’ironie. C’est vrai qu’il pleut parfois en Normandie mais il y fait beau aussi, en tous cas, suffisamment pour que d’ordinaire à cette époque, les herbes hautes aient séchées pour la fenaison. Cette année, on attend depuis des jours que le mauvais temps cesse et que les champs jaunissent enfin.

Il faut préciser que

même si c’est la guerre,

même s’il y a quelques jours, on est montés en famille tout là-bas au bout du chemin, en haut de la plaine, intrigués par cette lueur d’un coucher de soleil qui n’en finissait pas, comme si ce soir-là, le jour était tombé au nord -oui, au Nord !-,

même si on a appris que les américains avaient débarqué et que ce crépuscule écarlate, c’était Caen -pourtant si loin- qu’on avait vu bruler,

même si tout cela,

il faut dire que la vie continue et qu’il faudra bien les faire ces foins, sinon cet hiver, les bêtes auront faim. Alors, on aiguise la faucheuse, on en graisse les roues et on vaque à ses occupations parce que dans une ferme, il n’y a pas de place aux « prop’à rien ». Il y a toujours à faire.

C’est le père qui entend le premier. Désiré a été Poilu. Il connait ce bruit, il a reconnu les hélices.

On sait

que les alliés sont tout proches,

que les allemands résistent.

On sait

que les avions bombardent

alors Désiré hurle et appelle les siens : Angèle sa femme, Henri, Marcel, les jumeaux Maurice et Bernard, quat’ de ses fils, pas le temps de chercher l’père Elie. Le gars Ludo s’est déjà précipité dans la « chamb’ aux oignions » c’est comme ça qu’on appelle cette pièce aux murs épais dans laquelle ils se réfugient et attendent.

Sur quoi est tombée la première ? Comment savoir… Les bombes pleuvent…

une,

deux,

trois…

les cadres aux murs claquent à chaque tremblement du sol. Que font-ils chacun, entassés les uns sur les autres dans cet espace trop petit ? Crient-ils ? Pleurent-ils ? Prient-ils ? S’engueulent-ils ?

onze…

quinze…

Déjà, ils ne peuvent plus compter. Ont-ils seulement un espoir de s’en sortir au milieu du fracas ? L’histoire ne le dit pas. Ce qui se passe ici n’est jamais sorti de la pièce, on ne le racontera pas. Ni là. Ni plus tard. Alors ne les trahissons pas voulez-vous et n’essayons pas d’en apprendre davantage. Pour la suite, il suffit d’avoir entendu le craquement de l’air sous la force de la foudre, vu des films, lu des livres et de savoir que trente-quatre bombes sont tombées pour se représenter l’état de cette ferme. En Normandie. Plus de potager, plus de toit aux bâtiments, la chapelle est debout mais les écuries ne sont qu’un tas de gravats. Le bois dans lequel il n’y a jamais eu d’allemands -ça l’histoire le dit, si seulement les alliés avaient été mieux renseignés- est grevé de trous que soixante ans ne suffiront pas à combler. On ne retrouvera jamais l’âne mais par miracle la chamb’ aux oignions est intacte et l’père Hélie, le commis de ferme qui était parti cuver son vin queq’part ailleurs est revenu sauf.

On ne fera pas les foins, la famille s’est réfugiée dans une autre ferme, mais Désiré dort dans les décombres. Personne même Angèle ne lui fait entendre raison. Il préférerait prendre une poutre sur le crâne plutôt que de partir. Il a vu les pilleurs pendant la Grande Guerre… Il connait ses voisins…

Les fils se marient et Bernard le dernier s’installe ici avec sa femme Marie-Thérèse. Pendant dix ans, ils vont vivre dans un baraquement et parce que la vie continue, ils y auront une fille. Pendant dix ans, ils vont ramasser à la brouette et au tracteur les éclats et les gravats, attendre les dommages de guerre et avec cet argent reconstruire la ferme de cette histoire, une belle ferme de cent hectares, celle dont la fille de leur fille -les années ont passé- fera son paradis.

Cette petite fille n’a jamais connu la chapelle. Ce que les bombes avaient manqué, un simple court-circuit l’avait fait. Tout avait flambé un soir de juin bien avant qu’elle naisse. Elle ne sait du potager que ce que l’histoire lui a raconté et le temps qu’il faut à son grand-père pour tondre ce grand espace. Quant à la catastrophe qui s’était joué là, elle ne peut s’en figurer la violence. D’ailleurs s’en soucie-t-elle ? Non ! Soyons honnêtes, c’était quarante ans plus tôt, quand on est enfant, cela se confond à la nuit du Moyen-Age.

Cette petite citadine aime venir dans cette ferme en Normandie, conduire le tracteur, voir naître un veau, découvrir une portée de hérissons ou encore chasser les verts-luisants la nuit. Elle suit partout son grand-père qui est son héros (c’est une autre histoire qu’elle racontera). Parfois, il lui fraie à grands coups de bâton un chemin dans le bois. Ici pour mettre du suspens, on pourrait vouloir qu’elle soit intrépide et qu’ils y vivent des aventures mais ce serait mentir et vous l’avez compris, ceci est une histoire vraie. L’enfant vient de la ville, alors où qu’elle aille, elle se tient tout près de lui et quand ils s’approchent des trous de bombe, elle a peur de glisser au fond et lui serre fort la main.

Le grand-père a vieilli, il a vendu ses vaches et loué ses champs à des plus jeunes. Lui qui était si actif, s’ennuie. Il vient parfois chez la petite fille qui habite à la préfecture. Elle n’a pas saisi que ce n’est pas elle qu’il vient voir mais un psychiatre. Il est en dépression. Ce mot un peu honteux, il ne le lui dit pas. Est-ce pour surmonter son mal ou parce qu’il va mieux ? -l’histoire est imprécise-, il entreprend un travail jamais commencé : débroussailler le bois. Il fauche, arrache et déblaie. Il cure le ruisseau qui le sépare du marais. Il fait de cette masse impénétrable une promenade où l’on prendra le frais en été et cueillera des jonquilles en hiver.

Un jour -la petite fille s’en souvient- le grand-père l’accueille en faisant des mystères. Il a découvert un secret. Il doit le lui montrer. Cet homme bourru ne dit pas un « trésor » pourtant, à voir ses yeux qui brillent s’en est un. Ils montent ensemble la petite pente où il lui a appris à faire du vélo, longent le baraquement où il s’échappe parfois pour faire ses mots croisés, passent devant la barrière du poulailler où la grand-mère ne tue plus de poules depuis longtemps maintenant qu’ils ne sont plus que deux, contournent le hangar où la faucheuse est aussi bien graissée qu’il y a quarante-cinq ans, arrivent derrière l’auvent de la bétaillère et là à l’orée du bois, sous un grand sapin dont le pied est envahie de ronces qu’il n’a pas encore taillées, il pointe son doigt :

Des fleurs !

Des pétales serrés les uns contre les autres forment des touches d’un rose vif, très vif. Il faut connaître Ronsard ou Le Petit Prince pour croire qu’on peut faire d’une fleur un poème ou un personnage. Et c’est bien de cela qu’il s’agit. Tout ceci nous a menés à elles :

des roses perdues au milieu d’un taillis.

Elles sont belles comme le sont toutes les roses mais plus belles encore car évidemment ce sont celles de notre histoire.

Le grand-père qui a la peau dure plonge son bras dans les épines et de sa grosse main casse le nœud d’une tige et offre un bouton à la petite fille. Ciel ! Quel parfum ! Il sent ?… Les mots doivent-ils le décrire ? On s’est déjà penché au-dessus d’un grand bouquet, en fermant les yeux, pour profiter de la douceur et de la fugacité de l’instant. On est donc capable de condenser tout ce que cela évoque en un seul bouton, celui qu’elle tient précieusement dans sa paume.

Que fait le rosier dans ce maquis ? Etrange… De mémoire du grand-père, nul ne l’a planté là, aux frontières de la ferme. A moins que… oui ! Ce doit être cela : En 44… le potager aux longues allées de légumes était bordé de rosiers… le bombardement… Un pied avait dû être soufflé par la force de l’explosion qui l’avait emporté loin, caché aux yeux des hommes dont la violence avait failli le faire disparaître. Un pied de rosier… C’est tout ce qui reste de l’ancien jardin.

Parce que la vie continue, la petite fille se marie, franchit la Seine et s’installe dans l’autre Normandie : la Haute, où il y a moins de fermes mais plus de travail. C’est là qu’à son tour, elle a une fille. Ses parents et ses grands-parents viennent voir le nouvel enfant. Les femmes apportent des cadeaux. Elles savent ce qui est utile. Le grand-père n’en a aucune idée et les a laissées faire. Pourtant, il n’a pas les mains vides. Nous sommes à la fin du mois de mai, il sort d’une petite boîte, soigneusement emmaillotée d’un chiffon humide, une rose. Celle de notre histoire. La jeune mère sait le trésor qu’il lui offre, elle la fera sécher et la conservera. Toujours.

Les saisons passent : un printemps, une rose. Un été, un fils. Un printemps, une rose. Un printemps, une rose. Un hiver, une autre fille mais s’il suit bien un printemps, il n’y aura plus de rose. Juste avant qu’elles ne fleurissent, en ce début de mai, le grand-père meurt et -à peine commencée- sa tradition avec.

La ferme de son côté, déroule son histoire. Les temps sont aux travaux : un échangeur bitume les champs, une autoroute traverse les marais, une ligne à haute tension coupe le bois. La grand-mère seule ne peut plus rester là. A quatre-vingt-cinq ans, elle quitte ce lieu où elle a donné sa vie. Désiré n’est plus là pour veiller. Abandonnés, les bâtiments sont pillés. Tout, les volets, les fils électriques, les métaux et même les tuiles des toits disparaissent inexorablement.

Ce pourrait être la fin de l’histoire, mais ce serait un peu triste, alors quittons la Normandie.

La jeune mère devenue femme a remonté la Seine jusqu’à la capitale. Elle y a emporté un souvenir de la ferme. Un seul. Dans son jardin, elle n’a pas planté de légumes -il est trop petit- mais la plus belle des fleurs : le « rosier de son grand-père ». C’est ainsi qu’elle l’appelle mais dans une histoire, les personnages ont un nom. Elle a essayé de lui en trouver un : A un salon spécialisé, un botaniste à qui elle a montré le spécimen n’a pas su lui répondre mais lui a appris qu’il n’avait pas été greffé comme tous les rosiers le sont et lui a expliqué qu’il devait donc être très, très ancien. C’est une espèce rare, il faut en prendre soin. Pouvait-elle l’envoyer dans un conservatoire ? On peut le regretter, mais elle n’en a jamais pris la peine. Ne la blâmons pas trop s’il vous plaît, peut-être avait-elle d’autres histoires à vivre.

Et parce que la vie continue, à chaque mois de mai, le rosier refleurit. Comme le faisait son grand-père, quand l’occasion le vaut, la femme offre à qui sait arrêter le temps pour regarder et respirer :

une rose,

son parfum,

son histoire.

C’est le temps que j’ai perdu pour ma rose

qui fait ma rose si importante…

répéta le petit prince, afin de se souvenir.