Ranger, trier, vider la maison d’un défunt, à presque cinquante ans, Vincent en avait déjà entendu parler. Ses amis perdaient leurs parents. Cela devenait un sujet de conversation autour du barbecue des vacances d’été quand on se retrouvait entre copains et qu’on ne s’était pas vu durant l’année. C’était souvent triste, surtout pour celui dont c’était le parent qui était parti – on ne disait pas celui qui était « mort ». Mais parfois c’était le gendre ou la belle-fille qui se désolait le plus. Ce pouvait être décalé : on se scandalisait de ne pas avoir hérité de la timbale de baptême – poinçonnée Place Vendôme – alors qu’on avait obtenu le chalet avec vue sur l’Aiguille du Midi. Certains racontaient des anecdotes : en déménageant une armoire on avait trouvé derrière la corniche des fusils anciens. Des tiroirs à double-fond regorgeaient de pistolets, et le pare-feu de la cheminée qu’on avait toujours vu là camouflait une cache en briques réfractaires. On savait la passion du père pour les armes anciennes, mais pas qu’il recélait un véritable arsenal. Pour éviter de lourds tracas avec la gendarmerie, on s’en était débarrassé de nuit, en plusieurs voyages espacés, au plus profond d’une rivière. Une fois, on avait ri toute la soirée : glissés sous quelques gaines beiges et deux ou trois Damart peluchés, un ami avait trouvé des dessous en dentelles rouges nouvellement achetés. Et l’on s’était interrogé d’un air coquin : « Ah bon ? Vous croyez qu’à cet âge-là, elle… »
Vincent cherchait la bonne clef. Le trousseau en comportait sept ! Sept parce que sept ouvertures pour la maison de Mamie T, « Oui, disait-elle, j’ai besoin d’être libre, de pouvoir sortir de chez moi par où et quand bon me semble ! ». Elle avait fait percer des portes supplémentaires pour arriver au chiffre porte-bonheur. Donc, Vincent qui s’énervait sur la cinquième ou la sixième clef, pensant à toutes ces conversations, se félicitait de la simplicité de la succession de sa grand-mère. C’était lui qui avait été chargé de préparer le déménagement de la maison et d’en organiser la vente. Sa mère se remettait d’une opération bénigne, mais nécessitant une longue rééducation. Quant à sa sœur, elle s’était défaussée arguant quelques prétextes dont il ne se souvenait pas, mais que Vincent avait traduit par « Tu sais bien que Mamie T et son caractère… extravagant, me faisait un peu peur. Je ne tiens pas à y repenser. »
La mort de Mamie T l’avait attristé, mais il employait le mot « morte » sans embarra comme elle le revendiquait : « La mort ? Qu’elle vienne donc ! J’ai des vieux comptes à régler avec elle ! » – forcément en vivant jusqu’à quatre-vingt-dix-neuf ans, elle était la dernière de ses amis. Il fallait la voir revenir de leurs enterrements comme un autre serait revenu glorieux d’une partie d’échec ou d’un combat de boxe. « Glorieux » : le terme gênait Vincent pour de telles circonstances, pourtant c’est celui-ci qui convenait. Elle n’était pas insensible aux autres, mais cette histoire avec la mort, elle en faisait une affaire personnelle. Chaque inhumation d’un tiers prouvait qu’une fois de plus elle avait triomphé.
Elle était prête depuis si longtemps… C’était sans surprise que l’issue du duel « la mort versus Mamie T » s’était renversée, il y avait déjà un mois. La maison serait facile à vider. L’agent immobilier qu’il avait fait venir la veille pour une estimation – après avoir subi l’épreuve du trousseau de clefs – était resté bouche-bée en entrant : « Cette maison est vraiment comme l’a laissée votre grand-mère ? Je n’ai jamais vu ça ! » Vincent n’y faisait plus attention pourtant cela l’avait saisi à son tour. Pas de cadre aux murs, pas de bibelot ni de plante. Il n’y avait pas de magasines sur la table basse du salon car il n’y avait plus de table basse : quand son dos ne lui avait plus permis de se pencher, Mamie T l’avait donnée. « A quoi bon s’attacher aux biens matériels ? » Il n’y avait pas de livres dans les étagères car il n’y avait plus d’étagères : quand sa vue avait baissé, elle avait appelé Emmaüs qui était venait déménager la bibliothèque. « Videz moi-ça, je ne les emporterai pas au paradis ! » Il n’y avait plus de vaisselle dans les placards de la cuisine. Non pas que les placards étaient partis – ils étaient fixés aux murs – mais quand elle avait commencé à se faire livrer ses repas par le service municipal, la vaisselle avait rejoint les armoires de la mère de Vincent. L’agent avait continué « Vous pouvez remercier votre grand-mère ! Si vous voyiez ce qu’il m’arrive d’estimer… Récemment, je suis entré dans une maison. Les propriétaires n’avaient rien jeté depuis soixante ans. Imaginez-vous des chemins passant entre des piles d’immondices et de journaux datant de Pompidou ! »
Après un tour de la maison – rapide, très rapide : décidemment Mamie T s’était tenue prête –, ils étaient convenus avec l’agent que Vincent retirerait les rares effets personnels et que les visites pourraient commencer dès la semaine suivante. En revenant, le lendemain, après avoir enfin trouvé la bonne clef, il avait pris au clou sous l’escalier une autre clef, celle-là ouvrant l’abri dans le jardin. L’agent n’avait pas demandé à le visiter. Vincent n’avait pas non plus attiré son attention. C’était Mamie T qui l’avait fait installer. Pour son piano. Car elle en jouait. Bien. Et beaucoup. Elle aurait même pu être concertiste. Ce cabanon reposait sur un socle de caoutchouc. Avant qu’on ne se serve de broya de pneus pour en faire des surfaces rebondissantes pour les aires de jeux des enfants modernes, elle avait récupéré des roues de tracteur qui avaient constitué un support sur lequel elle avait fait livrer non pas un tobogan, mais un grand conteneur métallique – acheté nul ne savait comment. L’intérieur avait été aménagé et isolé et le tout avait été surmonté d’un haut paratonnerre relié au sol. Devenu père, Vincent, en emmenant ses enfants au Palais de la découverte lors de vacances à Paris, avait assisté à l’expérience impressionnante de la Cage de Faraday. Il avait compris l’utilité de l’étrange aménagement de Mamie T. C’est dans cet abri qu’elle jouait du piano.
Quand ils allaient chez leurs grands-parents sa sœur et lui, combien de fois y était-il venu l’écouter ? Dès tout jeune, il avait appris à reconnaître les compositeurs et à lire les humeurs de sa grand-mère dans son jeu. Les matins gris lançaient Chopin, l’automne était salué par Debussy, les jours de joie par Gershwin, ses pensées facétieuses invitaient Satie ou parfois Saint Saëns et les agacements du quotidien s’apaisaient d’eux-mêmes avec Bach. Quand il avait grandi et elle vieilli, elle s’était acharnée sur Liszt pour lui prouver que ses doigts ne perdaient rien de leur agilité. Adulte, la culture musicale de Vincent en avait surpris plus d’un. Il avait même gagné lors d’un dîner festif de son entreprise deux places pour un récital en reconnaissant en trois notes la Sarabande de Haendel ! Entendre du Beethov – il ne prononçait pas « Beethoven » en entier – ou du Rachmaninov le replongeait immanquablement dans certains jours d’été quand le temps saturé d’humidité et de chaleur obscurcissait le ciel. Sa sœur se réfugiait dans la maison avec leur grand-père, mais lui accompagnait Mamie T dans l’abri. Il assistait alors aux plus surprenants des concerts qui lui serait donné de vivre. Elle acceptait sa présence, mais exigeait qu’il se place tout près d’elle sur une chaise loin des fenêtres grillagées. Aux premières gouttes, elle commençait par des notes profondes et graves qui le plongeait dans le mystère du cœur de sa grand-mère. Il suivait ses doigts parcourant le clavier. Elle les positionnait pour attaquer les morceaux. Ils s’engageaient comme des soldats sur un champ de bataille. Des touches, jaillissait la musique qui vibrait dans l’air. Les noires et les blanches faisaient alliance pour combiner leurs forces. Et de puissance, Mamie T en avait besoin car après les premières pluies venait l’averse. Malgré l’isolation, le déluge martelait le métal de l’abri en un fracas sans nom. Mais que croyait l’orage ? Qu’il intimiderait Mamie T et l’empêcherait de le braver ? Vincent tout petit sur sa chaise pariait sur la pianiste qui concentrait son jeu, enchainait les mesures en des cadences dont les indications presto, staccato, agitato décrivaient si bien l’intensité de l’excès qui se jouait. Elle défiait la tempête et tandis que le tonnerre gaspillait son extraordinaire énergie destructrice, le feu de la fougue de Mamie T embrasait les sons, la mécanique des marteaux frappait les cordes, mettait à mal le chevalet de fonte qui tenait sans gémir et tandis que les assauts répétés des éclairs finissaient par s’épuiser, le rythme déchainé diminuait. Après avoir couvert la colère du ciel, la musique victorieuse ralentissait doucement. Les triples croches se muaient en rondes et en soupirs. Les airs mélancoliques s’achevaient en une paix silencieuse et solennelle. Mamie T, recueillie, se levait. Elle fermait pieusement le couvercle du clavier et inhumait sans mot-dire la défaite de l’orage dans le châssis de bois.
Les partitions de musique avaient échappé au débarrassage systématique et restaient disposées sur le socle du piano où les laissait Mamie T, disposées comme des plaques commémoratives de ces combats passés. Ce lieu faisait exception au vidage et Vincent s’y déplaçait comme dans un sanctuaire. La veille, après la visite de l’agent, il avait organisé le déménagement du piano. Dès lors, il devait récupérer les seuls objets personnels que Mamie T avait conservés. Il avait rassemblé les partitions en deux cartons. Il les avait choisis petits pour qu’ils ne se déchirent pas sous le poids du papier. En quelques bouts d’adhésif, cette tâche-là fut rondement menée. Il prit ensuite le temps de découper de grandes plaques de papier à bulles dont il avait apporté un grand rouleau en prévision de ce qu’il avait à faire. Il en disposa une première couche au fond de plusieurs cartons à double épaisseur qu’il avait commandés sur un site spécialisé. Ils devaient être de dimensions particulières : deux fois plus longs que larges et de faible hauteur pour ne pas avoir à faire deux étages à l’intérieur. De grosses lettres rouges indiquaient « fragile ». Vincent s’apprêtait à mettre en caisse « le miracle de la beauté du monde ». C’est ainsi que Mamie T appelait sa « collection ». Chaque été, elle s’adonnait au même rituel. Il l’avait assistée à maintes reprises. Elle, grande prêtresse du cycle de la vie. Lui, jeune novice. Et si les murs de la maison qu’avait visitée l’agent immobilier affichait un ostensible mépris des affaires terrestres, ceux du refuge dans lequel se trouvait Vincent témoignaient des vœux perpétuellement renouvelés pour célébrer la beauté. Fixés savamment aux parois, alignés et si serrés que le bâti des baguettes se touchaient, les châsses formaient un quadrillage étrange comme sur ces grands murs recouverts d’ex-voto. Il commença à décrocher avec précautions les premières boîtes étanches au couvercle de verre. Il n’avait jamais compté leur nombre, mais les années se suivaient sur les petites étiquettes indiquant la date et le lieu de la prise. Il en manquait cinq – seulement cinq – à leur enchainement : trois années pendant la guerre, une pendant la grossesse de la mère de Vincent que Mamie T avait passé allongée et la dernière, onze ans avant, l’été de la mort de Papi, le seul et unique enterrement qui avait anéanti sa grand-mère. On avait craint qu’elle ne s’avoue vaincue à son tour et qu’elle perde son duel, mais sa force de vie avait repris le dessus et elle avait réengagé la joute.
Préparer une boîte avant de l’ajouter aux autres sur le mur prenait des semaines. Elle plantait à chaque printemps des plantes mellifères. En pleine floraison, l’été, les papillons attirés par ce garde-manger providentiel voletaient de nectar en nectar. Mamie T passait des heures et des jours à les contempler. Vincent croyait même lui avoir vu des larmes couler d’émotions. Quand elle repérait le plus beau, celui qui serait l’élu de l’année, la chasse commençait. Non pas avec une épuisette à insectes – il n’y avait aucun intérêt à les attraper ainsi – mais à mains-nues. Certains spécimens l’entrainaient loin, mais persévérante, elle les suivait de bonne grâce dans tout le jardin, traversait la route, passait les haies des champs. Si habiles au piano, ses grandes mains ne se hâtaient pas de saisir leur proie, qui sait si elles ne rataient pas leur prise pour prolonger le plus longtemps possible la joie enfantine que Mamie T éprouvait à renouveler cette chasse année après année. Encore à soixante-dix, encore à quatre-vingts et même à quatre-vingt-dix ans, elle ne dérogeait pas à son rendez-vous. Elle adorait sentir les ailes délicates lui chatouiller les paumes « mais non, ça ne les tue pas de les toucher, fadaises d’ignorants ». Elle ramenait sa prise dans son abri dont elle fermait la porte avec précaution et en interdisait l’accès. Jamais elle ne les tuait : « sacrilège ! Ce serait anéantir le miracle du monde. » Elle les nourrissait d’un substrat soigneusement dosé. Quand après plusieurs heures, plusieurs jours – tout dépendait de l’espèce – l’élu cessait de battre des ailes, elle préparait son corps comme elle aurait embaumé Pharaon. Après les avoir longuement ramollis sur un coton humide, elle étalait les élytres sur un support nervuré à cet usage, les recouvrait d’un papier de soie pour que leur aplat se conserve en séchant. Elle collait ensuite leur abdomen au fond de la boîte choisie pour cette année-là. « Jamais Vincent… tu m’entends ? Jamais tu ne dois les perforer d’une épingle comme le font ces savants messieurs des muséums. Jamais ! Ce serait transpercer l’âme du papillon ! » Elle vaporisait un produit contre les insectes nécrophages, collait l’étiquette descriptive écrite à l’encre de Chine et fermait hermétiquement la vitre transparente qui lui permettrait d’admirer le miracle jusqu’à l’année prochaine.
Vincent ne connaissait pas le sens de ce rendez-vous annuel, mais comme tout rituel, il devait puiser sa source dans la nuit de la mémoire de sa grand-mère. Aussi, en rangeant attentivement les petits bâtis protégés de papier à bulles, il les manipulait avec tout le respect dû aux corps des embaumés. Afin de restituer plus facilement chez lui – sa mère et sa sœur lui avaient laissé sans discuter cette collection – l’ordonnancement chronologique des papillons, il les avait pris des plus récents au plus ancien. Vincent avait hésité à prendre le dernier. Si les autres rivalisaient de couleurs, de dessins et de reflets, celui-là n’était pas beau. Ses ailes étaient très abimées. Elles avaient été collées comme on avait pu pour reformer leur symétrie. Après une courte réflexion – tout de même, c’était le plus ancien –, il l’avait saisi et, s’apprêtant à assembler l’une sur l’autre les deux faces de l’emballage, son œil avait été attiré par le titre du journal qui avait servi à recouvrir l’arrière du caisson.
FAIT DIVERS
Un incendie s’est déclaré vendredi dans une maison du village de Mayvilliers. D’après l’enquête, la foudre serait tombée sur la demeure, entrainant un départ fulgurant des flammes. Nous déplorons la mort des trois personnes présentes lors de l’accident, n’ayant pu sortir par la seule issue du foyer, prise par le feu. Seule la petite fille de la famille a survécu à la catastrophe. Selon les sources, elle n’était pas présente pendant l’orage, le voisinage l’aurait vu pourchasser un papillon. Quand la fillette a été retrouvée devant le lieu de l’incendie, bouleversée, elle tenait l’insecte serré dans la main. Elle sera prise en charge par des parents de la famille.
Mamie T n’en avait jamais parlé.
Tandis que les poils de ses bras frottaient contre sa chemise et que sa peau se rétractait sous l’effet de la chaire de poule, Vincent réalisa que finalement, lui aussi aurait une histoire à partager pendant les barbecues de cet été.
Classement du concours Don Quichotte de Rueil-Malmaison : http://donquichotterueil.blogspot.com/2020/10/la-liste-des-finalistes.html#comment-form