S’investir dans un atelier d’écriture conduit à imaginer des choses étranges. Je n’aime pas cette photo. Je n’aime pas mon personnage. Et pourtant, c’est bien à son histoire -« sans intérêt »- que j’ai donnée une chance de vivre. La sauvera-t-il ?



 

« Non, Philippe ! Ca fait trois fois que nous repoussons ce rendez-vous. Demain : 9h ! Trois lignes de présentation et deux colonnes sur un papier : une pour les + et une pour les – »

Philippe avait prétexté une énième excuse pour échapper à ce bilan annuel. Son responsable a inventé d’en faire une enquête autour du bien-être dans l’agence.

Le « bien-être » ?!? « Etre » ?!?

Qu’on le laisse tranquille… Vingt ans que ses chefs défilent les uns après les autres. Neuf en vingt ans ! Eux, ils arrivent, tous, avec le même âge ; diplômés, tous, des mêmes écoles ; innovent, tous, avec les mêmes exercices de motivation… Celui-ci comme les autres ! Mais Philippe, lui, vieillit et réceptionne dans l’entrepôt les mêmes cartons. Les logos, les couleurs ont changé mais ce sont toujours les mêmes codes-barres à enregistrer pour le même salaire.

Le « bien-être » ?!? « Etre » ?!? Qu’on lui foute la paix…

21h, il est tard. Philippe cherche du papier pour écrire ce qu’on lui a demandé : « Trois lignes de présentation et deux colonnes, une pour les + et une pour les -. Ce n’est pas compliqué ! » Il est jeune son chef… Pas compliqué ? pas compliqué… un papier… un crayon… trois lignes… deux colonnes…

Dans le tas de courriers -fatras de réclames, d’appel aux dons, de factures- accumulés au bout de la table, il trouve un stylo siglé d’une quelconque association caritative. Au dos d’un relevé de banque qui traîne là depuis ? il ne regarde même pas, Philippe étire un trait qui partage cette page en deux. Il n’écrit pas « bilan » en titre. A quoi bon.

Il a laissé de la place pour écrire « trois lignes de présentation ». Que peut-il raconter ? 47 ans, un travail, 300€ pour un deux-pièces, dans le social. Pas de problème avec ses voisins dont il ne connaît rien, même pas le nom, seulement le bruit de leur douche à 23h. Quelques aventures, enfin… quelques ?!? 3 ou 4… courtes ! Elles en demandaient trop ces femmes !

Philippe remarque une trace rouge qui imbibe la feuille dans le coin en haut à gauche. C’est quoi ? Il soulève le papier : de la sauce tomate. Une trace de la boîte de raviolis qu’il a ouverte avant-hier. Il en reste dans le réfrigérateur. Il n’aura pas à réfléchir à son dîner de ce soir… Il écrit quelques mots puis abandonne toutes ces fadaises.

Le lendemain, 7h, Philippe est dans son train de banlieue pour rejoindre l’agence. Pliée en quatre, dans la poche de son pantalon, il sent le bilan de sa vie : trois lignes, deux colonnes. Pas de quoi tenir une heure d’entretien…

La porte du wagon ne s’est pas refermée. Le train accélère, le ballaste défile, formant une image qui se grise en flouté. La vision de Philippe ne peut plus se fixer sur rien. La dépression d’air que crée cette porte ouverte, l’attire. Le vide l’aimante, il descend un pied sur la marche, puis l’autre… Il voit ses deux mocassins noirs bien alignés face au néant. Et si ? E….t…..    s……i……. ? Que se passerait-il ? Une tâche rouge sur une feuille blanche à peine remplie ? Le train est à pleine vitesse, le gris est devenu vert maintenant qu’on traverse la campagne.

« Ça va pas non ! Mais poussez-vous de cette fichue porte ! J’veux pas d’accident dans mon train moi ». Le contrôleur tire Philippe violemment par la manche et actionne un piston pour palier au dysfonctionnement qu’il a déjà signalé plusieurs fois.


Histoire « sans intérêt »… A la fin, il ne se passe rien… Heureusement 😉

Atelier #283 Bric a book