Atelier d’écriture Art Bouquine : laissé parler ses sentiments à partir d’une photo.


Combien de temps encore en voyant ces jumelles penserais-je au bleu pommelé du ciel, au vert vif des herbages, à la prudence des pas pour éviter que le pied ne roule sur un marron déjà tombé du grand arbre en ce début septembre.

Combien de temps encore en voyant ces jumelles verrais-je mon grand-père une main sur ses mots croisées, un œil sur sa télé, là, dans sa pièce d’un autre âge, ciment au sol, pierres blanches calcaire au mur, solives et plafond en lattes de bois mal taillées. Ici rien n’a vraiment changé depuis ce temps lointain où les bombes étaient tombées.

Combien de temps encore en voyant ces jumelles entendrais-je les galoches de ma grand-mère claquer dans son fourni, tout occupée qu’elle est à préparer le goûter. Aujourd’hui, c’est fête nous sommes venus les voir.

Combien de temps encore en voyant ces jumelles guetterais-je le réveil de mon nourrisson. C’est mon premier enfant : 4 mois, c’est tendre et fragile, ça dort innocemment n’importe où, n’importe quand. Ici, dans l’angle sous la fenêtre, berceau posé au sol du berceau de ma famille : cette ferme en Normandie.

Combien de temps encore en voyant ces jumelles ne saurais-je pas quoi faire de ce jeune homme, un peu intrus et maladroit. Je l’ai choisi pourtant. Tout ici respire mon enfance, un mari, là, est encore incongru.

Combien de temps encore en voyant ces jumelles ne croirais-je pas ce que je vois là dans le poste : un avion dans une tour, puis un autre avion dans une autre tour.

Combien de temps encore en voyant ces jumelles ressentirais-je cette petite joie cynique et vengeresse : c’est bien fait. Il y a 56 ans, vous nos alliés pour libérer la France vous rasiez ma région. Ramassez à votre tour à la main, à la bêche et à la brouette, dans vos champs, vos chemins et vos bois les décombres de la guerre.

Combien de temps encore en voyant ces jumelles réaliserais-je l’horreur de mes pensées funestes, suis-je donc un monstre ? Partagerais-je avec ces terroristes pleins de haine la même nature humaine ?

Et maintenant à l’écran des corps pleuvent des étages. La chute plutôt que les flammes. L’atrocité, l’effroi, la mort me fascine, je ne sais plus me décoller de ces images sans sens.

Et bientôt, il n’y a plus de jumelles.

Combien de temps encore en voyant ces jumelles, remercierais-je les pleurs de mon bébé, elle a faim. C’est la vie qui me rappelait.

Combien de temps encore certains, ailleurs, vivront l’enfer et moi, ici, le paradis.