De l’eau ? Il en avait vu couler sous les ponts depuis qu’il était né…

Des ponts ? Il était passé en dessous de beaucoup depuis qu’il vivait sur sa barge…

C’étaient de bien étranges repères pour évaluer son âge mais ceux-là lui correspondaient mieux que le calcul des ans : sa mère lui avait donné le jour sur la Fluctuat qui avait été sa seule habitation.

Les fleuves, les canaux, les voies navigables, c’était tout ce qu’il connaissait de la vie. Avait-il besoin d’en savoir plus ? De visiter des contrées plus lointaines, celles qui s’étalaient au-delà de ces frontières qu’étaient les chemins de halage ? Gustave ne se posait pas ces questions. Il lui semblait qu’il vivait au cœur du monde et cela lui convenait. En suivant les veinages d’eau qui maillait la France, il faisait corps avec son pays. Il en avait la meilleure part : celle de l’intérieur, où règne le calme, le silence, le battement de ce cœur, rythmée par le passage des écluses, par l’alternance du jour et de la nuit qui imposait les temps de navigation. Chaque port était un membre irrigué par le flux des marchandises à livrer et le reflux de celles à charger. A ces nœuds où les routes, les rails et la batellerie s’entrelaçaient, il alimentait les foyers de tous ces gens avec qui il ne partageait que si peu de choses : quelques salutations le dimanche ou pendant les vacances. Ces familles à pieds, à vélo parfois à cheval qui se promenaient sur les rives ne se doutaient pas que le charbon qui avait chauffé leurs murs, la farine qui poudrait leur pain, le ciment qui scellait les pierres de leurs maisons, c’était par lui, peut-être, qu’ils avaient transité.

Il avait transporté des tonnes et des tonnes pour eux, pour nourrir ce pays qui avait faim, toujours plus faim. De leur Histoire, il avait appris peu de dates mais le cours de ses événements avait façonné les membrures de son bâtiment aussi bien qu’ils avaient marqués sa chair et la leur : la reconstruction moderne des ponts qui avaient tous été bombardés pendant la seconde guerre avait permis de surélever le gabarit de sa timonerie, l’abandon du coke de chauffage pour le gaz, l’électricité avait assaini ses soutes pleines de poussières noires. Avec la paix occidentale, le commerce avait explosé. Petit marinier, il croisait sur l’eau avec d’énormes barges convoyant des caisses, des containers toujours plus grands, plus lourds, venant de pays de plus en plus lointains depuis les confins des continents : la Chine, le Japon. L’accroissement des échanges l’avait contraint à respecter des normes, à passer des brevets, à demander des autorisations, à obtenir des agréments validés par des sigles VNF*, RGPNI* cachant des bureaucrates employés par des nouveaux ministères. Le monde de Gustave habité par les libellules, les martins-pêcheurs, les gardons ou les ragondins se transformait trop et décidément trop d’eau avait coulé sous les ponts.

Un hiver à la faveur d’une grande crue, il avait cherché un refuge nautique pour lui et son bateau. L’eau avait conquis tant de terres, qu’il avait pu déborder les berges infranchissables et percer ces démarcations naturelles pour s’échouer sur le fond d’un étang.

Avec les normes, on avait inventé les assurances. Elles le dédommageraient suffisamment pour acheter ce marécage inutile à personne et y construire une maisonnette. Chaque matin, en ouvrant ses volets, il saluerait Fluctuat qui n’avait pas coulée.

 

* VNF : voies navigables de France,

RGPNI : Règlement général de police de navigation intérieure

 

Photo : Caroline Morant

atelier bricabook #293


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