Voilà tant de jours que Sandrine attend son colis du Japon, qu’à peine ouvert, elle branche ce « scanner à livres » à son ordinateur. Elle dépose avec précaution un gros volume sous l’ampoule à lumière blanche, marque un temps d’arrêt… Elle caresse la couverture de cuir dont le titre a disparu tant elle a été manipulée. Ce geste est emprunt d’une tendresse quasi maternelle, d’une déférence presque religieuse. Ce pourrait être une bible car ces pages contiennent l’alpha et l’oméga du monde mais elles sont bien plus sacrées au cœur de la violoniste : elles sont la genèse de son âme, l’origine de sa vocation de soliste.

En concert, lorsqu’elle joue ses premières notes devant le public, elle noue avec lui une immédiate intimité, le transporte dans une lointaine évasion. Trente ans après, c’est la voix aux mille tons de Nyanouchka qu’elle réveille ainsi soir après soir. Sous son archer, son instrument résonne de toutes ses histoires qui ont modelé son enfance. A chaque morceau qu’elle interprète, l’accent inimitable de sa gouvernante murmure à son oreille un récit ancien. Quand ses doigts courent sur les cordes, des cosaques chevauchent dans les grandes steppes d’Asie centrale, des nains pénètrent dans l’antre du roi de la montagne, des explorateurs découvrent le Nouveau Monde*. Quand les notes vibrent des nuances de toute la gamme, des amants se languissent d’un amour impossible, des ennemies se déchirent en des grincements terribles, des mères bercent émerveillées leurs anges blonds*. Sandrine puise son immense répertoire dans la vie de tous les héros qui l’endormaient sous sa couette.

Le papier du recueil craque quand elle l’ouvre. Elle butte sur les lignes aux caractères russes indécryptables. Malgré ses incessantes supplications, Nyanouchka n’avait jamais voulu lui apprendre à les reconnaître. Elle, si douce, la rabrouait presque violemment : « Seule une slave a le droit de lire le plus noble des alphabets : celui de Cyrille. Tu ne l’es pas ! Applique-toi à déchiffrer ton solfège ». Sandrine s’était appliquée et si elle entendait les musiques sans effort au grès des clefs et des portées, aujourd’hui par la magie de son logiciel de reconnaissance d’écriture et de traduction, le sens des lettres interdites lui serait révélé ! Nyanouchka était morte mais ses contes imprimés sur les feuilles revivraient grâce à la technologie.

Sandrine attend fébrile que le scanner finisse son travail. Les premières phrases s’affichent à l’écran :

« 271-a Tubercule encéphaloïde au premier degré, avec dégénérescence cérébriforme … »

Impossible !!! Il doit y avoir une erreur… Elle reprend la procédure, relance le logiciel et lit :

« 271-b Excavation hydatoïde d’acéphalocystes »

Son cœur manque d’exploser… C’est pourtant bien LE livre, SON livre. Elle le conserve depuis qu’elle en a hérité. Il n’y aucun doute. Sandrine appelle sa mère, lui explique son désarroi, manque de pleurer tant est aigre sa déception. Un énorme éclat de rire lui perfore le tympan.

« Maman, tu ne peux pas te moquer comme ça, c’est terrible ! C’est toutes les histoires de Nyanouchka qui m’échappent.

– Mais Sandrine… Elle ne savait pas lire ! A cause des exodes qu’elle a vécus, elle n’avait pas eu le temps d’apprendre. Tout le monde le savait et faisait semblant de se laisser duper. Je ne sais pas ce qu’il y dans ce livre mais tout ce qu’elle en racontait, sortait de sa formidable imagination. »

Le visage de Sandrine s’éclaire, touché par la virtuosité de conteuse de cette femme qui avait si bien caché sa propre histoire.

 

Atelier #288 bric à book


* les musiques que j’aimerais entendre jouées par Sandrine :

Dans les steppes de l’Asie centrale de Borodine

Peer Gynt de Grieg

Symphonie du Nouveau Monde de Dvojak

Roméo et Juliette – Danse des chevaliers de Prokofiev

L’enfant au cœur d’or des Compagnons de la chanson